En avant du cheval, dans le peu d’espace laissé libre, courent un chien et une autruche, placés à deux niveaux différents. Entre le bras du cavalier et la croupe du cheval, a trouvé place un petit personnage qui brandit un sceptre ou une massue et qui paraît en mouvement, à cause de la disposition de ses jambes. Une pendeloque à deux boules orne le cou du cheval. Le relief très plat est obtenu par des coups de ciseaux dont la trace est encore sensible par endroits et si la stylisation est très poussée, certains détails ont cependant été précisés : telles la crinière et la queue du cheval. A cette stèle sont venues s’en ajouter d’autres d’une iconographie semblable ou voisine. L’une d’elles provient de Bon Djemaa (douar Yaskren), à 6 km environ au sud-ouest d’Abizar. La stèle est brisée en deux morceaux. On distingue nettement le cavalier et son cheval. Le cavalier a la main droite levée. Deux pointes de flèches — verticales, ici — indiquent qu’il les brandissait de la main gauche ; peut-être avait-il aussi un bouclier. P. Vuilleumier a noté que, dans la main droite, se trouve le même objet rond qu’à Abizar. Derrière le cavalier, un personnage est debout ; il lève, lui aussi, la main droite. A la différence du petit personnage d’Abizar, il a un vêtement long. Techniquement, la sculpture se rapproche de celle d’Abizar par un « burinage et piquetage combinés ». A ces documents anciennement connus est venue s’ajouter une nouvelle pierre, celle de Cherfa, près de Tigzirt. Sur la dalle de grès est représenté un cavalier qui tient de la main gauche le bouclier rond et trois javelots ; la main droite, levée, est mutilée. Le personnage a une tête dessinée selon le même schéma qu’à Abizar : visage rond et barbe pointue ; peut-être avait-il une moustache. Il n’y a pas trace d’inscription. L’autre groupe de stèles vient, non plus de la région située entre le fleuve Sebaou et la mer, mais d’une zone située de part et d’autre du cours du fleuve qui coule nord-sud, après avoir pris sa source dans le Djurjura. Une pierre a été trouvée près d’Ifira, à Thala Gala. « On ne distingue malheureusement sur la pierre, que les deux jambes du cavalier et les quatre pattes du cheval qui lève et allonge celle de devant comme s’il voulait galoper ou sauter un obstacle » écrit M. Vuilleumier. Les trois autres pierres viennent de Souama et de ses alentours. En 1910, Boulifa a signalé, à Souama, une dalle qui a été portée, comme les autres, au musée d’Alger. Là, c’est par un piquetage très net et par un dessin au trait qu’est représenté le cavalier à barbe triangulaire qui a la main droite levée et qui tient de la gauche le bouclier rond (avec élément central circulaire) et deux lances. Le corps est toujours de face tandis que le cheval est de profil : ici, cependant, la distorsion est rendue très sensible par la disproportion entre les jambes et le torse du cavalier. Alors qu’à Abizar, ce torse est relativement élancé, si bien que l’on peut hésiter entre une vision de face ou de profil, ici la carrure est telle que l’incertitude est levée et, du même coup, l’élégance de la silhouette disparaît. A Thinesouine, entre Souama et Ifira, sur la rive droite du Sebaou, toujours en 1910, Boulifa a trouvé un fragment de stèle de cavalier. Une gravure au trait fait apparaître un personnage à barbe triangulaire qui lève la main droite et tient le bouclier rond et deux lances. La crinière que l’on distingue au bas, sur la cassure, enlève tout doute quant à l’existence d’un cheval. Celui-ci est absent de la dernière stèle de la région de Souama, connue aussi depuis le milieu du XIXe siècle. Personnage de face, tête arrondie, barbe en pointe, bouclier et deux lances, bras droit levé, dessin au trait : on retrouve donc là les éléments habituels. La différence vient du fait que l’homme est à pied. Ces stèles, qui sont toutes gravées sur des dalles de grès brunâtre, forment une série homogène. Sur une seule, on n’a pas trouvé d’inscription libyque celle de Thala Gala, mais la pierre est incomplète. Sur une seule, il n’y a pas de cheval. Partout, le personnage —cavalier ou non —lève la main droite, tient un bouclier rond (absent par la cassure à Bou Djemaa), deux (Bou Djemaa, Souama, Thinesouine) ou trois lances (Abizar). Il paraît avoir dans la main droite un objet énigmatique sur deux pierres (Abizar, Bou Djemaa) ; dans le haut Sebaou, ce détail a disparu et la main se dresse seule. Un des problèmes que posent les stèles libyques de Kabylie, est celui de leur date. S’agit-il de monuments préromains ou plus tardifs: de la période de l’occupation romaine ou du moment où les liens se sont distendus et ont cessé avec l’empire? La réponse est d’autant plus difficile à donner que les thèmes représentés sont, sinon très communs, du moins très répandus et cela de façon ancienne. D’autre part, même si l’on saisit des ressemblances et des faisceaux de convergences convaincantes, le lecteur sera toujours en droit de penser à des résurgences et, de fait, j’ai moi-même hésité avant de proposer une hypothèse. Enfin, il y a toujours une dernière raison d’hésiter : quelle est dans ces créations la part qui revient au passé de l’Afrique (et à un passé si complexe et fait d’influences mêlées) et celle qui revient aux échanges avec les rives de la Méditerranée? Quoi qu’il en soit, il faut bien tenter de trancher. L’image la plus riche est celle d’Abizar où l’on a reconnu une chasse à l’autruche*. On sait que cet oiseau vivait dans l’Afrique du Nord à une date encore récente. Les mosaïques de chasse africaine montrent que le thème iconographique était à la mode, en particulier à la fin de l’antiquité. Par exemple, dans la chasse de la maison du Front de mer d’Hippone, ces oiseaux fuient avec des gazelles devant les chasseurs ; l’un d’eux est à pied, l’autre à cheval, et —j’y reviendrai— ce dernier lève le bras droit et tient de la main gauche bouclier et lances. Une récente découverte de Mademoiselle Kadra sur le site des djédars* de la région de Tiaret vient d’apporter une chasse de l’autruche avec un cavalier et des aides, sculptée sur une pierre du parapet qui entoure le terre plein d’un de ces grands tombeaux du Ve siècle. On voit donc apparaître une relation entre les images qui constituent le décor de la maison —et dont la signification est à rechercher dans l’ensemble des représentations qui traduisent l’idéologie de la classe dominante— et les images de la tombe. Cette relation est, aussi, bien attestée, si l’on considère la chasse à cheval ou à pied en général sur les tombeaux. Il y a donc jusqu’à la fin de l’antiquité, en Afrique même, une iconographie de la chasse, fréquente dans l’art funéraire et l’on retrouve là quelque chose qui est bien connu par ailleurs, sinon parfaitement expliqué. Reste à examiner plus précisément les gestes et les détails de la chasse. Repartons du cavalier de la stèle d’Abizar il a le bras droit levé et tient, de la main gauche, lances et bouclier. Sans doute, le geste du cavalier au bras droit levé dérive-t-il de modèles hellénistiques : citons, à titre d’exemples, la scène de chasse d’une métope du sanctuaire de Dionysos à Thasos ou, dans un contexte tout différent, telle stèle au dieu cavalier thrace. On pensera aussi au cavalier qui combat sur les bas-reliefs nord du mausolée de Glanum, sur des sarcophages comme celui dit d’Alexandre à Sidon, ou encore au guerrier ‘maure de la colonne Trajane. Ce modèle s’est maintenu dans des représentations plus tardives, sur les mosaïques africaines à scènes de chasse. Un des exemples les plus significatifs se trouve sur le grand panneau de la chasse d’Hippone où un galop emporte un cavalier au bras droit levé. A gauche, il tient un bouclier ovale et deux lances. Détail à noter des autruches figurent parmi les bêtes poursuivies. Un même cavalier apparaît sur une mosaïque de Lepcis magna. Il est emporté par son cheval vers la gauche du panneau ; il lève la main droite et tient, de la gauche, le bouclier ovale décoré et deux lances. Sur la mosaïque d’Al Asnam, s’affrontent un cavalier au bouclier ovale et une panthère (?). Parfois comme à Kherredine et dans deux exemples très tardifs de Carthage, la seule arme qu’ait le cavalier est la lance dont il menace une bête. Enfin, le geste du cavalier au bras levé, sans arme, est fréquent ; soit parce que le cavalier a jeté sa lance et atteint l’animal ainsi à Djémila ou à Cherchel ; soit parce que le cavalier est simplement représenté au galop, comme à Henchir M’rira, à El Djem, à Bordj Djedid et sur un relief d’Henchir Djelaounda. La lance est donc bien une arme de la chasse et le cavalier en emporte d’ordinaire deux ou trois. Sur un panneau de la villa des Laberii d’Oudna, un cavalier a deux lances dans la main gauche et jette la troisième sur la bête chassée ; deux autres cavaliers ont chacun deux lances. Ce même détail à Hippone se répète deux fois pour des cavaliers et une fois pour un chasse qui marche à pied. Le cavalier chasseur a souvent un bouclier, bouclier qui dessine un ortie sur les mosaïques. Réalité ou réalisme d’une perspective : on hésitera d’autan: plus que dans la chasse d’Hippone, les boucliers qui délimitent le piège son: nécessairementen oblique et pourraient être des boucliers ronds. Les bochers de Kabyhie sont ronds et le cercle intérieur suggère l’existence d’un umbo relativement important mais qui n’occupe pas tout le champ, ce qui les différencie des boucliers ronds du mausolée du Kroub, de Kbor Klib et de Chemtou où presque toute la surface est bombée —mis à part un bord étoi: plat—, mais qui les rapproche d’autres boucliers. D’abord ceux des stèles d’Ei Hofra ou du trophée de Constantine que M. G. Ch. Picard avait proposé de placer à l’époque flavienne. Mais aussi on pensera à ces objets ronds que l’on voit sur les stèles libyques de la région de Sila et du Mont Fortas, au sud-est de Constantine. Qui plus est, ce bouclier rond est l’arme défensive que tiennent les cavaliers maures, si caractéristiques par leur chevelure, de la colonne Trajane. L’analyse des stèles d’Abizar peut aller plus avant. Les deux stèles funéraires de Diar Mami se distinguent par un détail important: dans celle des années 264-279, le cavalier est en position frontale sur un cheval galopant vers la droite, tandis que sur la pierre non datée le cavalier est présenté de profil. On a, depuis Rodenwald, suffisamment attiré l’attention sur cette évolution de la représentation humaine pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister. On relèvera seulement que les pierres d’Abizar et de la Kabylie témoignent d’une telle fidélité à la représentation frontale et médiane que l’on se demandera si cette tendance ne se place pas dans le prolongement d’une oeuvre comme celle de Diar Mami.
84/ Abizar Cette façon de représenter le cavalier a plusieurs parallèles en Afrique même. Elle est à rapprocher d’une image de saint Théodore qui se voit sur des carreaux en terre cuite d’époque byzantine. Schématisation et frontalité se retrouvent sur une scène énigmatique d’un des dosserets de la basilique chrétienne de Tigzirt, sur le littoral kabyle. Il y a plusieurs façons de rendre schématiquement un visage: de profil ou de face, par un arrondi, un ovale ou un cercle, ou par un triangle. Or, c’est une solution intermédiaire originale qui a prévalu en Kabylie, à cause de ces visages à barbe pointue : d’où ce dessin complexe d’Abizar qui juxtapose ovale et triangle de la barbe et cette évolution vers une forme arrondie au sommet et triangulaire à la base comme dans la région de Souama. Un rapprochement s’était imposé, lors de l’étude de la pierre de Ksar Sbahi où, par deux fois, on voit une semblable réduction du visage à des formes simples, mais rarement juxtaposées. On peut citer d’autres éléments de comparaison : d’abord une plaque de terre cuite conservée au musée de Tebessa, un visage sur une lampe inédite du musée de Constantine, et aussi peut-être — bien que très fruste — la tête du Daniel de Tigzirt. Ce type de simplification se retrouve hors d’Afrique. Il me semble donc que l’on se trouve devant une convergence de faits. Le schéma iconographique de la chasse se rattache à un courant d’images bien connues, passées du monde hellénistique dans celui de l’Afrique romanisée. La geste même du cavalier est étroitement lié aux représentations de la chasse connues par les mosaïques des JJJe et IVe siècles. La volonté de frontalité et de stylisation se retrouve dans d’autres oeuvres de la fin de l’Antiquité. Enfin, les détails du visage rattachent les stèles d’Abizar et de la région à des sculptures que l’on ne peut placer avant le Ve ou même le VIe siècle. L’hypothèse d’une réapparition à la fin de l’antiquité de formes héritées d’un passé berbère, peut donc difficilement être soutenue ; en tout cas, elle ne peut reposer sur des arguments stylistiques.Les stèles du groupe d’Abizar ont généralement été rapportées à l’époque des royaumes numide et maure. Les arguments présentés par P.-A. Février en faveur d’une attribution plus tardive, au Bas Empire ou même à la fin de l’Antiquité sont impressionnants ; ils ne m’ont cependant pas convaincu car ils reposent essentiellement sur des rapprochements stylistiques ou symboliques (scène de chasse, héroïsation du personnage présenté de face, attitude du cavalier). Il y a certes des ressemblances étonnantes dans la façon de rendre le visage dans les stèles du groupe d’Abizar et sur la figurine qui orne le petit côté de l’énigmatique pierre sculptée de Ksar Sabahi (P.-A. Février et J. Marcillet-Jaubert, Pierre sculptée et écrite de Ksar Sabahi (Algérie), M.E.F.R. LXXVIII, 1, 1966, p. 141-185), mais on trouve les mêmes procédés de stylisation sur un solidus de Phocas (R. Guéry, C. Morrisson, H. Slim, Recherches archéologiques franco-tunisiennes à Rougga. III Le trésor de monnaies d’or byzantines. Ecole franç. de Rome, 60, 1982, p1. XII, n.0 48) et sur un faux contemporain acquis à Djemila. Je suis, en revanche, bien plus attiré par les ressemblances entre ces stèles, généralement associées à des inscriptions libyques et les autres monuments d’âge pré-romain sur lesquels figurent les mêmes petits boucliers ronds munis d’un large umbo lui-même circulaire, boucliers qui sont différents de ceux portés par les romains figurés dans les mosaïques et dans les bas-reliefs : les boucliers romains sont rectangulaires ou ovales quant aux boucliers circulaires (clipeus, orbis) des fantassins du Bas Empire et de l’époque byzantine ils sont bien plus grands que les rondaches en cuir des cavaliers maures et numides. Non seulement ce type de bouclier africain apparaît dans les stations rupestres du Sud marocain (cavaliers de Tinzouline), sur les stèles libyques de la région de Bordj el Ksar (R.I.L., n.0 809) mais il est encore représenté en relief sur les faces externes des piliers du deuxième étage du mausolée du Khroub qui est vraisemblablement le tombeau de Micipsa et dans la fresque du « hanout » de Kef el Blida (Tunisie) qui est d’âge pré-romain. Les personnages des stèles du groupe d’Abizar sont armés non pas de lances mais de trois, exceptionnellement de deux, javelots à large fer. La faible longueur des hampes, en font plutôt des sagaies, comparables à celles qui figurent en grand nombre dans l’art rupestre de l’Age des métaux du Haut Atlas marocain. Ces armes défensives et offensives des cavaliers du groupe d’Abizar répondent exactement à la description que donne Strabon (XVII, 3,7): « (Les Maurusiens) combattent la plupart du temps à cheval au javelot.., ils se servent du petit bouclier rond, du court javelot à large fer ». Cet équipement qui de l’aveu même de Strabon, est le même pour les Numides Masaesyles, est en fait celui commun à tous les groupes berbères, il se retrouve identique jusque sur les rochers gravés de l’Aïr. Quant à la représentation frontale des cavaliers, il serait vain de lui rechercher une valeur chronologique. Elle fut, certes, particulièrement appréciée des artistes byzantins, mais ii n’empêche qu’en Afrique du Nord elle n’est pas inconnue à l’époque pré-romaine (peinture de Kef el Blida déjà citée), elle apparaît même dès les origines de l’art rupestre, tel le personnage gravé de la région de Kheloua Sidi Cheikh (G. Camps, Les civilisations préhistoriques de l’Afrique du Nord et du Sahara, 1974, fig. 99) qui avec sa barbe en pointe, ses yeux globuleux et l’absence de bouche ressemble étrangement aux personnages des stèles du groupe d’Abizar.
Il n’en appartient pas moins à l’école la plus ancienne du grand style naturaliste, antérieur au IVe millénaire avant notre ère. Il est un autre trait archaïque de ces stèles du groupe d’Abizar à relief plat, qui n’a pas été suffisamment signalé, c’est qu’elles sont toutes brutes et n’ont reçu aucune forme géométrique, contrairement aux grands monolithes des chefs numides de la région de Constantine qui eux aussi représentent des personnages dans une frontalité naïve (< menhirs » de l’Ain Khanga). On ne comprendrait pas pourquoi ces chefs kabyles, dans une région fortement romanisée, auraient, au Ve siècle poussé leur goût primitiviste jusqu’à commander des épitaphes (?) sur des dalles qui ne sont même pas dégrossies. On ne comprendrait pas plus pourquoi ces chefs dont les familles étaient en contact avec la culture classique depuis plusieurs siècles auraient négligé l’utilisation du latin alors que, par exemple, leur contemporain le roi des Ucutamani (C.I.L. VIII, 8379-20216), dans une région encore moins accessible, faisait graver une longue dédicace sur les rochers du col de Fdoulès. La découverte récente, dans la région de Lakhdaria d’une stèle libyque représentant un personnage vu de profil et un cheval vient renforcer notre opinion sur l’âge des stèles du groupe d’Abizar. Cette figure est flanquée de part et d’autre d’une inscription libyque, en caractères orientaux, qui mentionne la fonction ou le titre de GLDMSK, ce groupe de lettres se retrouve dans l’une des inscriptions bilingues de Dougga (R.I.L. n.° 2) qui est la dédicace du temple de Massinissa, datée de 139 av. J.-C. Or ce chef ainsi représenté porte entre les doigts de la main droite la même cupule circulaire que les personnages figurés sur les stèles du groupe d’Abizar. Ces objets sphériques sont vraisemblablement des signes d’autorité, or ils ne figurent pas parmi les insignes du pouvoir qui étaient remis aux roitelets africains au moment de leur intronisation (Servius, Procope, Bellum Vandalorum, XXV, 5, 8). Il me semble donc que l’âge des stèles kabyles du groupe d’Abizar correspond à leurs caractères archaïques et qu’elles sont pré-romaines.